mercredi 16 février 2011

Fardiers et tilburys


      « Bien sûr que j’ai eu des idoles. Chaque période de ma vie semble avoir eu les siennes et si je vis encore vingt ans, peut-être en aurai-je d’autres. J’étais adolescent lorsque “The Long and Winding Road ” se borna à un succès d’estime auprès des gosses de ma génération. Moi, elle m’a toujours secrètement — l’âge était cruel — ému aux larmes, ramené sur l’avant de la scène, mais dans le trou du souffleur : sanglots, tendresses oubliées ou défectives, larmes ? Je ne sais plus, mais j’ai fini par haïr l’adolescence autant que le mot qui la désigne. Et pas seulement parce qu’il évoquait une idée de moi-même, de la vie que j’étais contraint de mener et que j’ai vite préféré oublier. Mais elle est là, cette vieille idée, cette vieille chanson. Mobilier de bureau tenace. Soudé au plancher par la rouille de l’oubli...

      Évidemment, je vais un peu mieux et depuis cette amélioration je rumine. Qui a posé le disque des Beatles à côté du petit lecteur sur la table de chevet ?
Si j’avais pu me douter... Pas de ce que j’allais devenir après avoir adulé le groupe de Liverpool, mais du fossé, de l’arbre, du ravin ! Qu’aurais-je fait si j’avais eu le don de prophétie ? Qu’aurais-je pu entreprendre ou prévoir ?
      Avertir les populations concernées par la dangerosité du site où j’allais venir me vautrer ? Battre le rappel ? Tenir des meetings avec des panneaux : « Attention, ici virage dangereux, où je vais mourir, ou presque, d’ici quelques jours ! » Qui est concerné ? Qui se sent concerné ?
      Le tocsin ? Peste ! La sirène ? Feu. Tout le monde est concerné ? Qui donc, personne sauf moi, et Cassandre fut la plus inutile des femmes puisque prévoir est à la portée de tous, mais que la vérité n’est à portée de personne. Tout le monde sait — comment mépriser l’arborescence des infinies causalités qui aboutissent à un accident —, prétendre ensuite que c’était évident que cela arrivât.
      Et chacun de fanfaronner : la météo, l’amour, le passage, la bonne clé oubliée dans un trousseau perdu, la serrure d’aucune porte et l’opinion finale. Voilà l’horizon du genre : l’opinion. Mais c’est évident, ma bonne dame, la chute du quatre-vingt-douzième étage si on fait l’équilibriste sur le garde-fou du balcon, le cancer attaché au briquet et à la cigarette, la dent cassée sur un biscuit trop sec, la fracture si on s’aventure hors des clous.
      Imprévisible qu’à la suite d’une discussion stupide et sans danger, on se retrouve le crâne fendu dans un fossé ? Voire !

      Je ne suis pas amnésique. Nous ne sommes ni au cinéma ni dans un roman plus ou moins brillant entre le policier et la confidente. L’amnésie est un luxe sans douleur pour moi. Je nage dans la confusion et je mélange tout. Je le sais, mais je n’ai aucun contrôle… et j’en souris d’un air niais.
      Je me souviens pourtant de la souffrance qui préside à chaque changement d’état : un regret comme un savoir, une prescience comme une présence du passage, un prodrome comme une déchirure ! L’amnésie sera toujours la bienvenue en ma maison. En attendant — quoi donc ? —, mon seuil reste vide et je comptabilise chaque éclair qui fouaille, puis brise, ma tête. Des contenus aberrants rajoutent une couche d’angoisse à ce qui paraît un souvenir. Je ne me souviens pas, je juge de ce qui paraît fou, et je m’en souviens, puisque je l’attribue à ma mémoire dans ma mémoire.
      Imprévisible ? Peut-être. Improbable ? Certainement pas ! Alors, le crâne encore fendu dans mon fossé j’avais envie d’écrire que prévoir serait la ruine des compagnies d’assurances. Avant de m’éteindre.
      La pensée est idiote. Mes pensées sont idiotes. Il n’y a qu’une chose qui puisse ruiner une compagnie d’assurance, ce serait d’assurer ce qui n’existe pas, rendant ainsi l’escroquerie improuvable ! Que voici un excellent moyen de prouver ce qui est réel ou non : la ruine. »

Aucun commentaire: