samedi 19 janvier 2013

Feuilleton !

— Troisième épisode —
 

Après avoir fait connaissance d’une sorcière qu’il laisse de bois, un magicien, qui ne manque ni de souffle ni de compétences, envisage de se rendre au Castel des Marais.
 
Tous nos professeurs recommandaient une période de probation en tant qu’amuseurs publics. « Ça donne le sens des réalités ! Les leçons de l’école vous en ont abstrait trop longtemps ! » disaient-ils. Alors, diplômés rêveurs professionnels, fraîchement émoulus et obéissants, nous prenions tous la route… Sur la foi d’un conseil douteux d’enseignants éloignés, eux aussi, depuis trop longtemps des campagnes et des villes ? Oui et non.
En tout cas, mon ami et moi étions engagés avec ces forains depuis deux saisons ; et une fois ses arcanes déchiffrés, le quotidien était devenu plutôt banal.
 
Avec notre caravane et ses attractions, nous venions de passer par un village perdu. Nous étions heureux de quitter les lieux… Un trou aurait eu plus d’intérêt, malgré l’ombre d’un château dont nous n’avions vu — cela aussi devenait habituel — aucun ressortissant.
Le bourg avait fait piètre succès, pauvre revenu et maigre pitance. Le public clairsemé qui avait assisté à nos spectacles ne s’était jamais déparé d’un curieux air préoccupé. Deux jours après notre départ cependant, la situation avait évolué de manière imprévisible. Des miliciens du cru (leurs habits étaient aussi hétéroclites que leurs armes) aux attitudes de matamores apeurés nous étaient tombés dessus à quelques pas du col ouvrant sur le comté voisin. Manque de chance ?
 
Après avoir arrêté la caravane, ils nous ont extraits du chariot où nous nous détendions. Sans trop de ménagements, nous avons été jetés au sol, troussés et bâillonnés comme des volailles, déchaussés, aveuglés sous des cagoules puantes et liés à des traverses. De leurs conversations excitées, il ressortait que nous étions les proies d’une des multiples factions à la recherche du remplaçant éventuel de leur rêveur défunt ! Le château dont nous étions en train d’oublier jusqu’à l’existence se rappelait à notre bon souvenir, étendant sur nous son ombre de mauvais augure.
 
Ils étaient mal renseignés, les pauvres ! Mais qui aurait pu prendre le temps de les détromper et d'éclairer leur lanterne, vu la crainte qui les habitait ? Au soir d’une représentation de notre troupe, il avait suffi de paroles en l’air, dégoisées par quelques crétins avinés, pour créer une rumeur. Sottises et crédulité ayant fait bon ménage, voilà que la fileuse retissait à tâtons deux destins trébuchants : les nôtres !
 
C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, Xand et moi, enfermés dans une cour intérieure du Castel dit « des Marais », derrière une gigantesque et sonore porte de bronze par laquelle les paysans nous avaient jetés sans ménagement une fois nos liens défaits.
Ce manque d’aménité n’était rien par rapport à la brutalité des gens qui nous ont réceptionnés : après nous avoir débâillonnés et avoir arraché nos cagoules, les secousses sévères et le chambard douloureux furent accrus par nos explications confuses. Et par nos vaines tentatives de parer les coups !
Cela dura jusqu’à ce que ces brutes aient capté que nous étions des rêveurs ! Ce demi-mensonge, proféré entre deux hoquets, eut l’air de sauver au moins les demi-portions que nous étions encore (les souffrances augmentent la lucidité ? ou activent-elles l’instinct de survie ?).
Nous n’en menions pas large. On nous achemina dans un calme relatif, d’une poigne de fer, la main au collet — c’est à peine si j’effleurais les dalles du sol de la pointe de mes pieds en une esquisse de marche grotesque — à travers des couloirs infinis vers ce que nos porteurs nommaient « les résonateurs » ! Je nous voyais déjà rituellement branchés, paratonnerres, grillés, assourdis, le cerveau lavé ! En regardant la tête de mon ami, je constatai qu’il appréciait la situation avec la même inquiétude…
 
Pendant notre long apprentissage, nous avions peu étudié les guerriers et encore moins leurs hiérarchies internes : les préoccupations quotidiennes ou exceptionnelles des traineurs de sabre étaient le cadet des soucis de nos maîtres. Ils avaient consenti à nous avertir de leur existence. De même ils nous avaient mis en garde à propos des rêveurs naturels : des individus errants, souvent délirants, dangereux toujours, affectés dans les meilleurs des cas, du fait de leurs empathies puissantes, à contenir la soldatesque dans les châteaux lors des périodes de paix. Nous devions éviter ces rêveurs-là, au même titre qu’il était déconseillé de frayer avec les bandits de grands chemins !
Mais ces renseignements étaient comme des étiquettes collées au pied d’insectes disparates épinglés sur des bouchons. Aussi, l’évolution récente de l’ambiance dans cette vallée nous était-elle passée par-dessus la tête ; jusqu’au moment où, ligotés, nous avions entendu assez de conciliabules pour établir des liens entre nos informations lapidaires et ce qui arrivait dans la localité. Selon toutes les apparences, certains papillons, par ici, étaient de détestables lépidoptères bardés de métal ! M’était avis que notre ignorance allait être soignée à grands coups de pieds !
L’École des Rêveurs où nous avions été éduqués est unique et surtout peu connue. Les professionnels qui en sortent sont peu nombreux. Seuls quelques cirques ambulants nous accueillent, car toutes les troupes n’ont pas l’usage de nos capacités, loin de là : notre spécialité inquiète plus souvent qu’elle ne fascine, surtout les populations rurales. Beaucoup d’élèves diplômés choisissent des carrières plus classiques de conseillers, de moines ou d’interprètes tenant boutique dans de grands centres urbains. À l’échelle d’un monde, cette démographie demeure toutefois confidentielle.
 
Les habitants du coin nous avaient pris pour des rêveurs naturels et nous avaient livrés au château pour assurer leur tranquillité lors des décennies à venir ! Si, leur sottise était compréhensible, nous, nous avions à présent avalisé cette erreur dans notre panique face à des brutes hurlantes, postillonnantes, couturées de cicatrices, armées jusqu’aux dents ! Et même leurs dents étaient métalliques et affutées !
Peu après notre arrivée dans une pièce où était rassemblé un aréopage d’augustes cuirassés, saisis dans des capes claires, nous mesurâmes l’étendue de notre stupidité…
Si mon ami, Xand er’Raya et moi, Namas op’Kyria, n’étions pas convaincants, notre mensonge allait peut-être nous coûter la vie et nos noms n’existeraient plus que gravés dans la pierre. Toutefois, je doutai rapidement que nos bourreaux prennent la peine de convoquer les marbriers : ils avaient une tête à nous laisser pourrir dans une douve, ou à nous déguster frits ! Pire, et plus vraisemblable : ils inscriraient à coups de crachats sur la fosse commune : Comiques anonymes.
L’un des guerriers se tourna vers nous…
Et se mit à rigoler en voyant nos mines défaites !
« Rassurez-vous messieurs, nous n’allons pas nous repaître de vos intestins farcis avec vos yeux et vos couilles. Quoique, si vos services ne sont pas à la hauteur de la tâche que nous voudrions vous confier, nous aurons peut-être du mal à convaincre le chef cuistot de vous laisser filer entiers : il adore accommoder les viandes exotiques aux sauces locales… »

 

Qu’est-ce qui apaise les guerriers ? Une panse pleine ? Une bonne cuite ? Une bonne bagarre ? Un bon lit accortement peuplé ? Va savoir…

Le prochain épisode ?
Comme annoncé, je vous le livre dès que vous aurez été 5 à me le demander !