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Ma pensée ressemble à ces chansons merveilleuses qui continuaient quand le pick-up était éteint. Si on avait la maladresse de pousser le bouton, de couper le courant en laissant l’aiguille du phono sur le disque, en tendant l’oreille et en se rapprochant des sillons, on pouvait entendre encore, le temps de l’élan, le temps de l’inertie, le temps de la course finissante de cette aiguille, entendre encore quelques vers discrets, confidences d’un monde sans électricité. Des fantômes nous parlaient en chantant.
Je la fuis depuis des années, l’impulsion de partir, de quitter mon microsillon de vie bien réglée et anxiolytique. Mais elle est en moi comme cette pointe de saphir, banderille lancée sur le tracé de mon existence en spirale, à dire des mots à la file n’ayant rien à voir avec sa matière. Un mot, quelques phrases, intelligibles parfois, aphasiques à d’autres moments, une littérature inutilement grandiloquente, des choses peu convaincantes du genre : « Voilà un chemin que tu ignores… »
J’ai régulièrement été affolée. J’ai pensé bien sûr à des hallucinations, à un délire. J’ai tout essayé, des petites pilules de bonheur aux chocolats, en passant par le sport à outrance, ou les crèmes glacées. M’étourdir avec de nombreux amants, porter des enfants, une vie professionnelle haletante, n’y ont rien fait non plus. Des maux de tête à affoler les neurologues ont laissé les scanners muets et la résonance magnétique apathique. Les gynécologues, ont évidemment parlé de syndrome prémenstruel. Un signe si régulier et constant bouleversait même les statistiques les plus sanguinolentes.
Je voulais juste vivre une vie tranquille, bourgeoise comme on dit. Toutes ces histoires de gens prenant la route, abandonnant tout ou qui prenaient conscience de l’inanité de leur existence, m’intriguaient plus qu’autre chose : on pouvait être attiré ou fasciné par un rogaton dégoûtant, par des animaux chimériques, des bestioles extraordinaires ou des gens du cirque. Un instant, rien de plus. Tel un regret, une dent qui grince, un sinus poignant et un oubli, un utérus douloureux, un instant de spasme. On rêve et puis on découvre qu’on n’est pas faite pour ce genre de réalité. On se fait une raison. Et « on » c’est moi : l’épouse, la mère, perdue dans des responsabilités des plus importantes ; plus prenantes et imposantes que tout le reste.
L’inanité de l’existence ne me tourmentait pas. Au contraire, la futilité de la vie tissait le noyau de mon refus. J’étais plutôt persuadée de l’importance de ma présence au monde. Ce qui m’affolait ? Cette conviction m’affolait ! Et les messages réguliers que je recevais… Tout concourait alors à renforcer une idée : j’étais folle, d’une folie atypique qu’aucun médecin ne pouvait identifier, une maladie orpheline dont les parents sous « x » avaient disparu ; ou bien j’avais une tumeur, mais pas repérable, par aucun appareil aussi obscènement investigateur fût-il, et dotée d’une excroissance exotique que le plus finaud des neurochirurgiens n’aurait pu aller chercher avec les aiguilles nanométriques ou les lasers bleus les plus sophistiqués.
Ou bien c’était vrai.
Voilà la cause de ma maladie ! Cette dernière option a failli m’étaler raide dingue. Parce que je n’en voulais pas. C’était de la mauvaise science-fiction. Ces trucs n’existent que dans
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Extrait de la nouvelle « J’étais si triste devant ma crème glacée » du recueil inédit Arpenteurs
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